26 Mai 2024
Enregistrement audio et texte ci-dessous de Benjamin Barret
La célèbre et si belle "Prière de l'artisan", n'a point été composée par un obscur moine anglais du XIe s., comme le voudrait une légende récente, mais magistralement "compilée" par Philippe Ferrand, compagnon de l'Arche, sur la demande de Lanza del Vasto.
(JG) Apprends-moi, Seigneur, à bien user du temps que tu me donnes pour travailler, à bien l’employer sans rien en perdre.
Apprends-moi à tirer profit des erreurs passées sans tomber dans le scrupule qui ronge.
Apprends-moi à prévoir le plan sans me tourmenter, à imaginer l’œuvre sans me désoler si elle jaillit autrement.
Apprends-moi à unir la hâte et la lenteur, la sérénité et la ferveur, le zèle et la paix.
Aide-moi au départ de l’ouvrage, là où je suis le plus faible.
Aide-moi au cœur du labeur à tenir serré le fil de l’attention.
Et surtout comble Toi-même les vides de mon œuvre.
(MN) Seigneur, dans tout labeur de mes mains laisse une grâce de Toi pour parler aux autres et un défaut de moi pour me parler à moi-même.
Garde en moi l’espérance de la perfection, sans quoi je perdrais cœur.
Garde-moi dans l’impuissance de la perfection, sans quoi je me perdrais d’orgueil.
Purifie mon regard : quand je fais mal, il n’est pas sûr que ce soit mal, et quand je fais bien, il n’est pas sûr que ce soit bien.
(KG) Seigneur, ne me laisse jamais oublier que tout savoir est vain sauf là où il y a travail, et que tout travail est vide sauf là où il y a amour, et que tout amour est creux qui ne me lie à moi-même et aux autres et à Toi.
(LdV) Seigneur, enseigne-moi à prier avec mes mains, mes bras et toutes mes forces.
Rappelle-moi que l’ouvrage de mes mains t’appartient et qu’il m’appartient de te le rendre en le donnant ; que si je fais par goût du profit, comme un fruit oublié je pourrirai à l’automne ; que si je fais pour plaire aux autres, comme la fleur de l’herbe je fanerai au soir ; mais si je fais pour l’amour du bien, je demeurerai dans le bien ; et le temps de faire bien et à ta gloire, c’est tout de suite, Amen !
Philippe Ferrand (1937)
Rencontre.
Lorsque ma mère et moi avons rencontré la communauté naissante pour la première fois, en 1949, je n’avais que 11 ans. Mais j’avais déjà lu des articles, j’étais très intéressé par le projet, et, loin d’être découragé par la nourriture très pauvre de ce repas plus que spartiate auquel nous avions été invités, j’ai tout de suite ressenti un appel extrêmement fort, au point de savoir que ce serait ma vie. Ma mère est devenue amie de l’Arche dans le groupe d’Angoulême, où j’ai rapidement trouvé ma place et où j’ai commencé à enseigner les exercices de l’Arche alors que j’étais encore lycéen.
En 1951, la communauté est venue jouer la Passion de Lanza dans les jardins du séminaire d’Angoulême. Autre épisode marquant. Shantidas était pour moi un maître spirituel, un maître de vie qui avait les clés de la non-violence et des problèmes du monde. Je le voyais peu, lors des conférences ou de nos visites, mais je le lisais régulièrement dans les Nouvelles de l’Arche.
À la Saint Jean 1953, une cinquantaine d’amis du groupe d’Angoulême avait loué un car pour rejoindre la fête de la communauté autour du feu. Prière dans la prairie avec les jeunes mariés du jour : Yvonne et Jean-Marie le Lionceau. C’est cette année-là que j’ai répondu avec conviction à une question de Shantidas concernant mon avenir : « Je veux devenir compagnon de l’Arche ».
À la Noël 1955, j’arrivai donc à Bollène pour rejoindre la communauté. De figure lointaine, Shantidas devenait figure proche et paternelle. Pour moi qui étais orphelin de père, c’était une rencontre énorme : je trouvais un père. Certains disent qu’il n’était pas paternel, qu’il était trop rigide ou trop dur. Je ne l’ai jamais vécu ainsi, je ressentais au contraire beaucoup de proximité.
Compagnonnage
Commença alors un long accompagnement filial de 21 ans. Avec lui et dans la communauté, j’ai reçu une formation humaine, culturelle, spirituelle et artistique. J’ai appris le travail des mains, les exercices spirituels, la vie culturelle très riche à travers des causeries sur des sujets très variés comme l’art roman, les Cathares, etc. J’aimais le théâtre qu’il mettait en scène, la ciselure qu’il m’a enseignée, le chant…
Il était très proche de ses compagnons à cette époque. C’étaient lui et Chanterelle qui servaient à table, par exemple. Notre relation à eux était à la fois distante, par le vouvoiement, et réellement chaleureuse et profonde, comme dans une grande famille.
J’avais une grande admiration pour lui, tout en reconnaissant aussi ses défauts humains : ses colères, ses côtés autoritaires, ses exagérations diverses. Je l’ai parfois remis en question dans son rôle de maître spirituel, et j’ai pensé quitter l’Arche lorsqu’il a décidé brusquement de fermer la communauté du Moulin.
Avec lui, cependant, nous étions réellement co-créateurs. Ainsi Shantidas guidait les exercices, par exemple, mais nous y faisait participer. Nous avons composé le Grand Retour ensemble, nous le pratiquions pour voir ce qui n’allait pas. De même pour les danses sacrées composées par Gazelle. De même encore, lors du chapitre de 1975 qui fut une véritable co-fondation de l’Arche. Nous participions à ces fondements. Nous avons mis les textes à plat et les avons retravaillés ensemble, c’était une réelle collaboration.
Lorsque Laurence et moi sommes partis en 1976 pour fonder Bethsalem, Shantidas m’a salué en me disant : « Mon fils, mon frère… », me signifiant ainsi le passage d’une relation de paternité à une relation de fraternité.